En Afrique, particulièrement dans sa partie occidentale, le tissu et le vêtement sont des moyens d’expression culturelle, regroupant la tradition, les pratiques populaires et la vie urbaine. Le tissu-pagne, c’est la rencontre entre trois mondes, l’Afrique, l’Asie et l’Europe, entre les artisans et les industriels, entre les concepteurs, les producteurs et les consommateurs. L’histoire du tissu-pagne africain fabriqué en Europe et en Asie est l’histoire des relations entre ces trois continents depuis plusieurs décennies.
Le Togo s’est illustré dans le commerce du pagne en Afrique de l’ouest à travers la bravoure d’une catégorie particulière de femmes commerçantes qui ont formé depuis près d’un siècle, une classe sociale mythifiée dont l’influence résonne bien au-delà des frontières : les « Nana Benz ». De par leur histoire, les Nana Benz représentent une bourgeoisie enrichie dans le commerce du tissu coloré, imprimé à la cire, à motifs et au statut culte en Afrique. Depuis le siècle dernier et même avant, ces tissus pagnes font forte impression dans la vie de tous les jours tout comme dans des occasions extraordinaires. Ils sont consubstantiels de l’existence des peuples de la côte du Golfe de Guinée et au-delà. Avant de nous intéresser au cas de la Nana Benz Manavi, posons-nous la question qui sont les Nana Benz ?
Les Nana Benz du Togo
Plus qu’une représentation sociale simple, l’appellation « Nana Benz » révèle et reflète prestige et opulence, grandeur de la femme dans une société à fortes pesanteurs patriarcales. Dans la langue mina (ou guin) du Sud-Togo dont la plupart de ces revendeuses sont originaires, « nana » est un hypocoristique de na (ouena), concept classificatoire de la mère, qui signifie « mère » ou « grand-mère » et qui finit par perdre la dimension parentale originelle pour exprimer la marque de politesse et de respect due à leur position sociale. De ceci, ajouté à la possession de la Mercedes Benz par effet de mode qui vient traduire la success story économique de ces dames, naît le vocable « Nana Benz ».
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Indispensables légendes populaires, les Nana Benz se voient affectées des critères de réussite se manifestant dans la consommation ostentatoire de biens mobiliers et immobiliers, comme la grosse voiture, les résidences, incontournables dans la matérialisation et l’extériorisation de l’opulence, la prise en charge financière des dépenses domestiques socialement dévolues aux pères de famille, assumant ainsi au foyer, l’autorité réelle supposée revenir traditionnellement aux maris.
En effet, exerçant dans l’informel, le business des Nana Benz a engendré des chiffres d’affaires et des bénéfices hors normes à ses détentrices. Riches, elles se font construire des villas de luxe, imposantes s’il le faut, dans les quartiers résidentiels de Lomé, achètent des appartements en Europe, à Paris notamment et importent au Togo les premières berlines allemandes, BMW et Mercedes. L’histoire retient qu’elles ont très souvent apporté au jeune État togolais dans les premières décennies de son indépendance, un appui logistique pour l’accueil de ses hôtes de marque par la mise à disposition de leurs véhicules de luxe. L’ancien président de la République togolaise, le Père de la Nation, Gnassingbé Eyadéma, au pouvoir de 1967 à 2005 en personne en a témoigné.
La célébrité de ces femmes à la réputation consacrée, a fait du Togo depuis les années 1940-1950, le « pays des Nana Benz » dont le grand marché de Lomé s’est imposé comme le centre d’affaires tournant autour de pagnes. Ainsi, ces braves femmes ont fait de Lomé, la plaque tournante sous-régionale du commerce du tissu jusqu’en Afrique centrale.
La période de vache maigre
Les Nana Benz dans le sillage de la mondialisation, des crises et de la concurrence chinoise n’ont pas réussi à survivre au temps. Depuis 1990 au moins, le business des Nana Benz connaît un bouleversement structurel profond, la chute vertigineuse de leurs revenus en est un des symptômes les plus visibles. En 2004, l’Agence française de presse (AFP) écrivait : « Les Nana Benz togolaises, qui contrôlaient ces dernières années d’une main de fer le lucratif commerce des pagnes sur une grande partie de l’Afrique de l’Ouest, sont en voie de disparition, victimes de la concurrence et des imitations ». En réalité, les premières ont presque toutes disparues – sélection naturelle oblige – certaines ont été remplacées par leurs propres descendances.
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Le pagne Wax hollandais très prisé et fort cher, qui avait fait la fortune des Nana Benz, est aujourd’hui contrefait et bradé sur le marché. En outre, le nombre de commerçantes de pagnes s’est accru, contribuant ainsi à la saturation du marché local.
La part de la valorisation patrimoniale
Cette génération de femmes d’affaires majoritairement originaires de la préfecture des Lacs, laissent en héritage, une histoire riche dont la conservation et la valorisation, faute d’une sauvegarde appropriée, ne sont pas suffisamment faites. L’urgence de cette appropriation patrimoniale est indéniable quant au besoin de capitalisation des vestiges de ladite riche culture « Nana Benz » et par ricochet, de la culture même du pagne, qui, in fine est menacée.
Aujourd’hui en 2025, on peut se donner le devoir de s’investir dans ce travail de mémoire et de reconnaissance de l’ingéniosité de ses valeureuses filles à travers la sauvegarde de ce qu’a été une partie de leur vécu, mais surtout de leur immense contribution à l’histoire et à l’image glorieuse du Togo à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Il s’agit à coup sûr d’un héritage culturel forgé par de braves femmes et dont la conservation enrichirait non seulement la mémoire collective de la corporation, mais accroîtrait aussi son attractivité historique. Ainsi, le présent article se présente comme l’expression de la volonté de contribuer à conforter les efforts de sauvegarde et de valorisation de quelques bonnes volontés qui assument volontairement, le devoir de révéler les Nana Benz et leur histoire profonde aux générations futures, puis, de transmettre toute la richesse culturelle qui va avec.
La success story économique : MANATEX
Née le 3 mars 1921 à Tsévié à 35 km de Lomé, AHIAKPOR Manavi, épouse SEWOA a grandi dans un milieu rural ponctué par des travaux champêtres. Dernière d’une fratrie de quatre filles du côté de sa génitrice, elle a commencé par montrer sa bravoure à travers les corvées agricoles et plus tard à la recherche de palmistes pour la vente durant la période coloniale.
Après une brève aventure au Ghana, elle s’est découverte un destin de commerçante et à son retour à Tsévié, elle a vendu tour à tour l’huile rouge, les céréales et les percales qui étaient le tremplin pour le commerce de pagne.
Vladimir Jankélévitch a reconnu : « Il faut commencer par le commencement. Et le commencement de tout est le courage. »
Le marché de Tsévié chaque vendredi de la semaine a été pour elle son laboratoire professionnel. Elle avait fini par mettre le grappin sur les autres marchés de la préfecture de Zio et de presque toute la région maritime.
Le commerce du pagne s’est imposé à elle au point où de détaillante, elle a fini par devenir une grossiste auprès des sociétés VAC Togo (Vlisco African Company) qui est une entité du groupe Vlisco au Togo, qui se concentre sur les activités de vente de tissus wax, anciennement UAC United African Company).
Devenue l’une des pionnières de l’écosystème, sa réussite dans son secteur d’activité constitue une motivation pour aller de l’avant dans la dynamique pour montrer qu’il faut réussir coûte que coûte : la terre promise est toujours de l’autre côté du désert.
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Son ascension fulgurante s’est d’abord matérialisée à l’époque à travers le signe extérieur de richesse de l’achat du vélo de marque Railey dont l’usage a fait tache d’huile dans la localité de Tsévié. Comme quoi, les femmes battantes ne datent pas seulement de l’époque contemporaine.
Sa trajectoire répond parfaitement à cette exhortation de Saint Augustin :
« Travaille comme si ta réussite ne dépend que de toi et prie comme si ta réussite ne dépend que de Dieu. »
Et c’est ici qu’il y a lieu de citer Paulo Coelho qui nous avertit :
« il suffit de prêter attention ; les leçons viennent toujours quand vous êtes prêts, et si vous êtes attentifs aux signes, vous apprendrez toujours tout ce qui est nécessaire pour l’étape suivante. »
L’étape de Lomé : la consécration
Son installation à Lomé a été marquée par l’achat de la Mercedes Benz de couleur jaune cocue. Première femme à Lomé à l’époque à avoir commandé cette berline allemande, cet événement a déclenché une véritable concurrence au niveau de l’achat de véhicules par les autres grossistes.
Crée dans les années 70, MANATEX, Mana Textile est un véritable empire de vente et distribution de tissus Vlisco dont le logo a été conçu par l’artiste Paul Ahyi. Situé au marché d’Adawlato, sur la rue Tokmake, MANATEX ne laisse personne indiffèrent et est une référence à tous ceux qui recherchent la qualité en matière de tissus pagnes au Togo.
Faisant partie de la toute première première génération, il a été créé le musée de Pagne MANATEX au grand marché de Lomé.
Investie dans plusieurs actions sociales, armée de son sens patriotique très élevé, elle a été distinguée par plusieurs prix avant son décès à 84 ans.
Malgré son statut social d’autodidacte, Manavi avait une personnalité forte de femme d’affaire prospère, icone, légende vivante, visionnaire selon les nombreux témoignages. Travail, intelligence, rigueur et dévouement transparaissent dans son surnom KPINKPIN AA (en langue éwé-mina signifie un poids spécial) qui représente le poids économique de ce label, de cette marque et de cette noblesse. Ainsi, Paulo Coelho nous plante le décor :
« Lorsque nous voulons quelque chose, nous mettons en mouvement des énergies puissantes. Lorsque nous désirons quelque chose, nous faisons un choix et nous en payons le prix. Poursuivre un rêve a un prix. (…) Toutefois, quel que soit ce prix, il ne sera jamais aussi élevé que celui que payeront ceux qui n’ont pas vécu leur Légende Personnelle. »
La relève sur quatre générations
Son unique héritière, SEWOA Marguerite épouse LAWSON a pris la relève en sacrifiant sa carrière d’enseignante. Après plus de trente-cinq (35) ans passés à la boutique MANATEX, elle a pris sa retraite.
Aujourd’hui sa fille, petite fille de Manavi, Esther LAWSON épouse AZIABLE gère le négoce depuis plus de vingt ans déjà tout en se préparant à passer la main à sa fille Maéva.
Maéva, la trentaine, arrière-petite-fille de Manavi, sera celle qui s’apprête à prendre les rênes de l’entreprise. Elle essaye déjà d’insuffler un souffle moderne à l’entreprise à travers un partenariat avec les jeunes créateurs sans oublier une présence remarquée et remarquable de l’entreprise sur les réseaux sociaux.
La Nana Benz AHIAKPOR Manavi a marqué son temps et l’unanimité est faite autour des nombreux témoignages à la mémoire de son riche, brillant et inspirant parcours de femme d’affaire d’exception qu’elle a été pour le Togo.
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Cet hommage aurait pu lui être rendu de son vivant. Pourquoi attendre que les êtres chers soient à mille lieux sous terre ; de là où ils ne peuvent plus sortir le bout de leur nez, et nous entendre pour nous tordre de douleur et regretter de n’avoir su donner à temps ce peu qu’ils n’ont cessé de quémander et qui représentait beaucoup pour eux ? La vie étant si courte, pourquoi la perdre dans les calculs mesquins et l’avarice de nos sentiments ?
Adama AYIKOUE, Gestionnaire du patrimoine culturel