Les arts de la parole ou les arts de l’oralité ont souvent pour cadre d’expression une scène, une planche ou un podium, et cela face à un public. Parmi les arts de la parole, figure en bonne place le slam. Il s’agit d’un anglicisme (de l’anglais « to slam », claquer) qui désigne la poésie, la narration scandée librement, de manière rythmée. Un slam, est une poésie orale, déclamé dans un lieu public, un événement, une tribune d’expression, par laquelle les personnes sur scène récitent leur poésie dans la forme qu’elles désirent, chaque événement définissant la palette des formes autorisées.
Le slam c’est avant tout une bouche qui donne et des oreilles qui prennent. Au Togo, le slam se conjugue aussi au féminin et la pionnière dans ce corps de métier est Djéri Wapondi. Dans son sillage, elle draine comme une locomotive d’autres plus jeunes qu’on peut qualifier comme faisant partie d’une deuxième génération. Ce sont Baby Slameuse, Princesse Ayevah Falak, Naomi Campbell, Mygiab, Carole et Oracle. Dans cet écosystème, celle sur qui un feu de projecteur sera braqué est Safir Kpe. Qui est-elle ? Que fait-elle ?
La langue identitaire de travail
A l’état civil, la slameuse s’appelle Mawulé Akossiwa MISSIAGBETO. Son nom d’artiste est Safir Kpe qui désigne une pierre précieuse, c’est à dire la pierre Saphir. Faire le slam c’est avoir l’amour profond pour une langue qui possède un pouvoir à la portée de chaque citoyen à condition d’apprendre à la maitriser pour en jouer. Safir Kpe lit et écrit l’éwé sa langue maternelle dans laquelle elle slame en accentuant le caractère identitaire de sa création qui fait écho à son nom, prénom et nom d’artiste.
Elle a pris conscience de la beauté de l’éwé et de son caractère ludique qui façonne son imaginaire artistique. Ce patrimoine immatériel, véritable véhicule de sa culture, lui permet de se faire entendre et d’exister dans un monde où l’oralité reste le premier vecteur d’échange entre les humains. A la fois matière première et matériau du slam, il s’agit d’une langue vivante, vivace, qui contient en elle le potentiel illimité de découvertes, de rêves et d’engagements qu’elle perpétue aujourd’hui à travers un slam plus endogène.
Au carrefour de l’écriture et de l’oralité, Safir Kpe jongle avec les mots éwés et nous entraîne dans son univers insolite, où le rire et la dérision côtoient l’imaginaire et la poésie. Elle a un goût irrépressible des mots et sa passion de raconter des histoires remonte le cours de l’attente et de l’attention du public, jusqu’à cette fontaine merveilleuse d’où jaillit la seule satisfaction qui soit authentique, celle qui nous rend libre dans un monde aujourd’hui à la fois mondialisé et culturellement diversifié.
La slameuse, toujours sur scène dans un costume authentiquement traditionnel, face au public donne vie à son texte, met ce dernier à l’épreuve de sa propre voix, et éprouve son travail dans ce qui constitue à la fois un dialogue et un partage, un va-et-vient fécond avec le public. Safir Kpe est restée fidèle à sa langue maternelle et à ses racines, attentive aux gestes les plus humbles, elle sait capter l’évidence et l’authenticité de l’instant avec une poésie simple et profonde à la fois, des qualités oratoires que sont entre autres la clarté de l’expression et de la pensée.
La vocation ou l’amour de Safir Kpe pour la poésie est comparable à la définition de Jean Guiton dans Portrait de Marthe Robin : « Qu’est-ce que la poésie hors de tous les poèmes ? Une plongée soudaine, douce et mélancolique, dans ce qui fait le mystère d’une chose, d’un paysage, d’une aventure, d’une destinée. »
Par ailleurs, cette capacité intrinsèque de la slameuse à déclamer en éwé ne l’empêche pas de le faire par moments en français, en anglais ou en allemand.
Le slam de Safir Kpe sur scène
Sa dernière participation à une manifestation culturelle avant la crise sanitaire actuelle a été en mars 2020 avec la « Voix des Reines ». Elle est membre de l’équipe du festival la « Voix des Reines » où slameuses, conteuses et artistes plasticiennes créent dans une seule et unique dynamique qu’est l’art. C’est la conteuse professionnelle Fati Fousséni qui a créé le festival dénommé « Voix des Reines » depuis mars 2013 à Lomé. C’est un évènement qui rassemble des artistes femmes de l’oralité de la sous-région ouest africaine autour de la date du 8 mars dédiée à la commémoration de la Journée internationale de la Femme.
En 2020 le festival « Voix des Reines » était à sa cinquième édition grâce à des artistes femmes de la parole venues du Bénin, du Burkina, de la Côte d’Ivoire, du Mali, du Niger et naturellement du Togo. En ce début de mois de mars 2021, l’équipe du festival est à pied d’œuvre actuellement pour que la 6ème édition du festival « Voix des Reines 2021 » dépasse le cadre de la capitale togolaise et de la région maritime au sud du Togo pour tendre vers une tournée nationale couvrant l’entièreté du territoire avec une dizaine de femmes venues d’Afrique et d’ailleurs.
Sa jeune expérience scénique est faite de prestations comme en août 2019 à Lomé à la demi-finale du concours national du Grand Show Calebasse challenge. Et le même mois de la même année elle a été sollicitée pour rehausser l’éclat de Miss Grand Aflao à Lomé. De même, en janvier 2020 elle a animé à Lomé la Nuit des Débats organisée par l’association clinique d’Afrique. En décembre 2020 elle était au Festival international les nuits de l’oralité (FEINO) à Kara.
En ce qui concerne les récompenses, elle a occupé le quatrième rang en participant au “Slam Patriotique”, concours national ayant pour thème “la Paix” en février 2020. Elle a décroché également le deuxième prix lors du concours national organisé par le Goethe Institut de Lomé en 2020 autour du thème “30ans d’unité allemande, 60ans de collaboration germano togolaise”. En tant que Lauréate de la onzième édition du concours national du Grand Show Calebasse challenge 2020, Safir Kpe fut la toute première fille dans l’histoire à avoir remporté ce prestigieux trophée.
En matière de formation, elle a bénéficié de divers ateliers organisés à Lomé par les aînés qui sont les doyens de la parole en tant que devanciers. Dans le genre, elle a enregistré un single dont le titre est en éwé « Dagba na du » (se peiner avant de manger) en attendant la sortie du clip. Les thèmes développés par l’artiste sont entre autres la femme, la famille, la paix, la solidarité, la tolérance dans la diversité culturelle, le travail, etc.. Elle a l’ambition de sortir très prochainement un album et faire des créations en binôme avec d’autres slameurs et slameuses.
Le slam devient finalement une flèche que Safir Kpe décroche sans crier gare, pour prendre souvent l’intellect par surprise. Il s’agit d’un courant électrique qui parcours le pachyderme de la routine langagière, de la pensée toute faite, assoupie, afin d’en réveiller les membres rigides. Une fois dans l’arène, le travail de Safir Kpe consiste à convaincre, à vaincre, à émouvoir et à emporter le public telle une pierre précieuse.
Parlant de l’avenir, on pourra dire sans risque de se tromper que Safir Kpe, une fine fleur dans son domaine de prédilection fait partie des « certitudes d’espérance » (pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Albert Tévoedjré).
Adama AYIKOUE, Critique
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