Dans un orchestre, ils sont souvent en arrière-plan, dans l’ombre, jouant apparemment les seconds rôles. Et pourtant, tout repose sur leur talent, leur dextérité et leur art de la maîtrise de leurs différents instruments de musique. La réussite d’un concert ou d’un enregistrement dépend largement des performances de ces généreux instrumentistes. A la base de la musique polyphonique, nous avons la guitare. Parmi la première génération de guitaristes togolais, figure en bonne place Napo Tchandikou Mama qui jouit aujourd’hui d’une longévité et qui en regardant dans le rétroviseur, témoigne de sa collaboration artistique avec la diva Bella Bellow, décédée seulement à 27 ans.
La Diva Bella Bellow :
Le patrimoine musical togolais Bella Bellow est né le 1er janvier 1945 à Tsévié. C’est après son passage à d’Abidjan en Côte d’Ivoire que la carrière musicale de la belle Georgette Nafiatou Adjoavi Bellow débute réellement. De manifestations publiques, en rencontres officielles, Bella Bellow représente le Togo au Festival des Arts Nègres à Dakar en 1966, dépassant ainsi le cadre national. Sa carrière prend un tournant décisif en 1968 lorsque Gérard Akueson, premier éditeur phonographique africain la prend en charge. La qualité artistique de Bella Bellow réside dans la virtuosité de son verbe relayée par la recherche rythmique et mélodique de la musique. Il émane d’elle ce que personne ne parvient à décrire vraiment. La beauté d’une voix charismatique, mielleuse, suave, chaude et veloutée qui donne candeur, frisson, mélancolie mêlée de joie. Jamais, elle n’épaissit le trait, une allégresse et une énergie se dégagent de sa voix de rossignole, expression d’une capacité vocale surprenante.
Accompagnée de Manu Dibango au clavier, de Slim Pezin à la guitare et de Jeanot Mandengue à la basse, elle enregistre « Rockia », dans laquelle une musique aux accents « hindrixien » fait écho à sa voix à tonalité orientale. Le succès est immédiat. En choisissant de chanter dans les dialectes nationaux, elle accentue le caractère identitaire de sa création, emboîtant le pas à Myriam Makeba dont elle est une grande admiratrice. On y note des titres comme « Blewu », une prière dans la douleur digne d’un négro spiritual. « Denyigban » quant à lui est une ode à la mère patrie, le Togo. « Senye » est une interpellation du destin. Les titres « Lafoulou » et « Zelie » sont inspirés des chansons de réjouissance des jeunes filles au clair de lune. « Nyedzi » offre la plus sécurisante assurance à l’amour fidèle et sincère. Dans ses oratorios, elle parvient à mélanger tous les genres, passant des contes traditionnels aux drames psychologiques. Elle écrit et compose grâce à un mélange de chansons traditionnelles togolaises et de blues. Sur scène, armée de son chasse-mouches comme seul attribut, elle électrise les foules sur les scènes de Paris, d’Athènes, de Rio de Janeiro, des Antilles…
Avec elle, c’était aussi une époque, un « âge d’or » de l’histoire de la musique togolaise. Le choix de ses textes, son entrain, ses tenues où le pagne wax est mis à la mode, tout concourt à faire d’elle un héraut de cette courte période de gloire de la musique du Togo. Après sa mort, d’autres noms continuent par écrire brillamment chacun à sa manière la palpitante histoire de la musique togolaise.
La carrière de l’artiste Napo Mama
Ayant pour nom d’artiste DE-MI-AMOR, Napo Mama est à la fois guitariste, auteur, compositeur, chanteur et arrangeur. Son nom d’artiste vient de son admiration pour le talentueux guitariste espagnol Pablito Demi Amor. Né en 1943, il a eu à travailler avec plusieurs orchestres togolais à l’instar de Rio Romanceros ; Elégance Jazz ; les Black Devils que lui-même avait fondé et à l’étranger avec les Blacks Santiagos d’Accra. Napo Mama a été producteur de plusieurs disques de 30 cm communément appelés 33 tours auxquels ont succédé les CD et les DVD. Il chante en bassar, sa langue maternelle, en éwé-mina, en fon, en français et en anglais.
Nanti en 1964 d’un Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) en comptabilité décroché au Cours moderne de commerce de Lomé, notre artiste a d’abord travaillé quelque temps à la Régie nationale des eaux du Togo jusqu’en 1972. Parallèlement, il jouait de la guitare à des occasions les weekends et c’est au cours d’une de ces parties musicales qu’il rencontra Bella Bellow grâce à un de ses amis, Kokou Mensah. Il jouait en ce moment-là dans l’orchestre de la boite de nuit Maquina Loca à Lomé et devait plus tard rejoindre l’orchestre Gabada de la célèbre chanteuse Bella Bellow composé du chef d’orchestre et saxophoniste Jim Christian ; le joueur de tambour (toumba) Kokou Samba ; le bassiste guitariste ; deux Ghanéens que sont le batteur Ankonam et le pianiste Emma.
La Foire internationale de musique de Munich de 1973 a été l’occasion pour Napo Mama de jouer sur une scène internationale. Quatre mois durant, l’orchestre a multiplié des concerts dans les grandes villes de l’Allemagne suite à des contrats obtenus lors de cette foire. C’était bien plus tard que la tournée américaine avait été annoncée, tournée qui n’avait jamais eu lieu. La raison ? La chanteuse trouvera malheureusement la mort dans un banal accident de véhicule le 10 décembre 1973 peu avant Tsévié sur la route nationale numéro un, quittant Atakpamé en direction de Lomé où elle était fermement attendue. Cela fait aujourd’hui (le 10 décembre 2023) un demi-siècle que Bella Bellow a quitté notre monde, le micro à la bouche…
Cinquante (50) ans plus tard, Napo Mama témoigne : « J’ai gardé de Bella Bellow le souvenir d’une belle jeune dame, franche, directe, rigoureuse, aimant le travail bien fait profondément, s’amusant aussi intensément à l’occasion. Sur scène, elle est d’un naturel élégant, sereine, énergique et inamovible dans sa prestance.» Il ajoute avec une pointe nostalgique : « Etant Bassar, j’ai appris à parler la langue kotocoli. Curieusement c’est cette langue véhiculaire du Centre du Togo qui nous a rapproché en termes de complicité. Bella Bellow parlait kotocoli et c’est très souvent notre mot de passe, même sur scène. »
L’après Bella Bellow
Après le décès tragique de cette pionnière de la chanson togolaise moderne, son soliste guitariste a essayé de continuer sa jeune carrière brutalement interrompue. Après un bon moment de deuil, Napo Mama a joué avec des artistes de la chanson togolaise comme Ali Bawa, Kokou Mab, Ita Julias et Nimon Toki Lala entre autres.
A l’étranger il a eu à accompagner du côté du Bénin Gnonas Pédro et Assa Sika. Au Niger il a joué dans l’Orchestre Amical de Niamey. Il est actuellement le chef de l’orchestre Mélo-Mario à Lomé depuis 2007.
Son propre répertoire est riche d’une bonne cinquantaine de titres : « Lonlon nye ku » ; « Bassar » ; « Ga nye vo » ; « Mon cœur fait djigui djigui » ; « Tati ne wa gbloin » ; « Let them say » ; « Kissagui » ; « Soso » ; « Kissakpiou » ; « Cacatchoulé »…
En 2018, le soliste guitariste a été honoré lors de la première édition de « Fiazikpe » initiée par la Fondation King Mensah. Il s’agit ainsi d’une récompense qui lui a été décernée pour service rendu à la musique togolaise. Il a reçu un diplôme d’honneur et un trophée.
Il a actuellement le projet de sortir un album qui est un maxi single de trois titres. Les différentes chansons sont des chansons modernes d’inspiration traditionnelle. Elles sont la synthèse de l’univers musical du pays bassar au nord du Togo à travers les rythmes Pirinti, T’bol, Lawa… L’inspiration de l’artiste touche du doigt d’autres rythmes traditionnels connus et appréciés sur l’entièreté du territoire national. Le premier morceau intitulé « L’étranger est un enfant » évoque des difficultés que rencontrent les étrangers au cours de leurs pérégrinations. La deuxième chanson est « Edjidodo » qui est une invitation au courage et à la persévérance adressée aux femmes au foyer. Le troisième et dernier titre « Djezi » rend hommage à la cacahuète, l’arachide grillé et salé qui est un parfait amuse-bouche, notamment au cours des occasions festives de réception comme le mariage, le baptême, etc.
Le 29 avril 2022 a été présenté sur la grande scène Jimi Hope de l’Institut Français à Lomé le spectacle de théâtre No man’s land de Hubert Arouna. Selon cet auteur et metteur en scène, il s’agissait d’une illustration grandeur nature du théâtre-party, nouvelle forme de théâtre dont il fait la promotion. La musique occupant une place primordiale dans cette comédie musicale et sentimentale, le rôle musical de guitariste soliste a été confié au doyen Napo Mama qui avait pour assistant Blaise Abolo. Son immense expérience a été ainsi mise au service de cette création qui revisite la technique du concert-party.
Somme toute, le musicien, guitariste soliste, compositeur, chanteur Napo Mama a réussi à tracer sa voie et continue toujours par le faire vaille que vaille tel un véritable autodidacte malgré les vicissitudes de la vie. En cette année 2023, il célèbre ses soixante (60) ans de carrière musicale. Son parcours, en ce qui concerne son domaine de prédilection est un bel exemple d’entêtement positif au service de la passion et de l’ambition dans un environnement socio professionnel où l’art et la culture dans certains secteurs ont des dimensions minimalistes en matière de financement, de formation et de renforcement des capacités.
Adama AYIKOUE
Gestionnaire de Patrimoine culturel