Interview : « Un développement authentique nécessite aussi une attention aux droits humains, à l’équité sociale, et à la durabilité environnementale », Edmond SOTONDJI, expert en gouvernance

 

 

Les Etats d’Afrique noire, plus de soixante années après leurs indépendances politiques, ploient, la grande majorité, sous le joug du sous-développement. Avec une majorité de leurs populations non alphabétisées et une minorité alphabétisée dont une majorité est assez limitées dans la compréhension de certaines données, il est loisible aux gouvernants de tromper la vigilance de leurs administrés. C’est le cas par exemple des gouvernements qui se basent généralement sur la croissance économique pour faire croire à leurs mandants qu’ils progressent. Ainsi donc, volontairement ou pas, l’Indice de développement humain (IDH) est très peu cité lors des bilans élogieux des gouvernants en Afrique.

En vue d’en savoir davantage et éclairer l’opinion sur les véritables outils de mesure du développement, notre rédaction s’est rapprochée de l’expert-consultant en gouvernance, stratégie et conduite du changement à Columbus dans l’Etat de l’Ohio aux Etats-Unis d’Amérique (USA), le béninois Edmond SOTONDJI, MBA, MPM. Grâce à son expertise et ses propositions, nous en apprenons un peu plus sur l’élément majeur de mesure du progrès. Lire ci-dessous l’interview qu’il nous a accordée.

 

L’investisseur : Comment peut-on comprendre l’Indice de développement humain (IDH) ?

 

Edmond SOTONDJI : L’Indice de Développement Humain (IDH) est un indicateur composite qui mesure le niveau de développement d’un pays à travers trois dimensions fondamentales : la santé (mesurée par l’espérance de vie à la naissance), l’éducation (mesurée par le taux d’alphabétisation et le taux de scolarisation) et le niveau de vie (mesuré par le PIB par habitant). En allant au-delà des simples indicateurs économiques, l’IDH offre une perspective plus globale sur le bien-être des populations, permettant ainsi d’évaluer plus efficacement les performances des dirigeants en matière de développement humain. C’est un outil clé pour guider les politiques publiques et les initiatives de développement en Afrique et ailleurs.

 

Quelles différences peut-on avoir entre IDH et croissance économique ?

 

L’Indice de Développement Humain (IDH) et la croissance économique, mesurée principalement par le PIB, sont complémentaires mais distincts. La croissance économique se concentre sur l’augmentation de la production de biens et de services dans un pays, sans prendre en compte si cette richesse profite réellement à la population. En revanche, l’IDH intègre des dimensions sociales et environnementales, reflétant le bien-être des citoyens au-delà des simples chiffres économiques.

Ainsi, un pays peut connaître une forte croissance économique sans nécessairement améliorer l’IDH, par exemple si la richesse est inégalement répartie ou si les conditions de vie demeurent précaires. À l’inverse, un pays avec une croissance économique modeste peut afficher un IDH plus élevé en raison de meilleures politiques de santé, d’éducation ou de protection sociale. En somme, l’IDH fournit une vision plus holistique du progrès, tandis que la croissance économique est un aspect important mais limité du développement.

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 Comment peut-on expliquer le fait que l’IDH soit le facteur le plus révélateur de progrès ?

 

Cela s’explique par le fait que l’IDH prend en compte non seulement la richesse matérielle d’un pays, mais aussi des dimensions essentielles comme la santé et l’éducation, qui sont cruciales pour le bien-être des individus.

Ainsi, un pays avec un IDH élevé indique souvent un progrès social significatif, même si sa croissance économique est modérée. En revanche, une forte croissance économique seule peut masquer des inégalités et des problématiques sociales. Par conséquent, l’IDH est un indicateur plus complet et pertinent pour évaluer le véritable progrès d’une société et la qualité de vie de ses citoyens.

 

Peut-on se baser sur les infrastructures, le cadre de vie et la croissance économique pour prétexter se développer ?

 

Oui, les infrastructures, le cadre de vie et la croissance économique sont des éléments importants qui peuvent soutenir le développement. Cependant, s’appuyer uniquement sur ces aspects peut être insuffisant pour justifier un véritable développement. Voici quelques points à considérer :

Infrastructures : De bonnes infrastructures (transports, énergie, communication) sont essentielles pour faciliter l’accès aux services et aux marchés, et peuvent stimuler la croissance économique.

Cadre de vie : Un environnement sain et un cadre de vie de qualité (logement, santé, éducation, sécurité) sont cruciaux pour le bien-être et la productivité des citoyens. Un bon cadre de vie peut attirer les investissements et soutenir la cohésion sociale.

Croissance économique : Une croissance économique soutenue peut augmenter les ressources disponibles pour le développement, mais elle doit également être inclusive et durable pour bénéficier à toute la population.

Cependant, un développement authentique nécessite aussi une attention aux droits humains, à l’équité sociale, et à la durabilité environnementale. En d’autres termes, même avec de bonnes infrastructures et une forte croissance économique, un pays peut ne pas progresser si les inégalités persistent, si les droits de l’homme sont bafoués, ou si l’environnement est dégradé. Un développement équilibré doit donc intégrer des dimensions économiques, sociales, et environnementales.

 

Un pays peut-il avoir une croissance économique en hausse et avoir un IDH en baisse ? Dans ce cas, comment peut-on l’interpréter ?

 

Oui, un pays peut connaître une croissance économique en hausse tout en ayant un IDH en baisse. Cela peut survenir dans plusieurs situations :

Inégalités croissantes : Si la croissance économique bénéficie principalement à une petite partie de la population, tandis que le reste de la population ne voit pas d’amélioration dans ses conditions de vie, l’IDH peut chuter. Par exemple, une augmentation de la richesse d’une élite économique peut ne pas se traduire par de meilleures conditions de santé ou d’éducation pour la majorité.

Détérioration des services publics : Si la croissance économique est accompagnée d’une réduction des investissements dans les services sociaux (santé, éducation), cela peut nuire au bien-être général et entraîner une baisse de l’IDH.

Exploitation des ressources : Une croissance tirée par l’exploitation intensive des ressources naturelles, sans souci pour l’environnement ou le bien-être social, peut augmenter le PIB tout en détériorant les conditions de vie et de santé des habitants, impactant négativement l’IDH.

Crises sociales ou politiques : La croissance économique peut être affectée par l’instabilité politique ou les conflits, créant des situations où le PIB augmente mais où la qualité de vie et le bien-être s’effondrent.

Dans ce cas, il est essentiel d’interpréter la croissance économique avec prudence. Une augmentation du PIB sans amélioration du bien-être des citoyens peut indiquer un problème structural dans l’économie du pays. Cela pointe vers la nécessité de politiques inclusives qui assurent que la croissance bénéficie à tous et améliore les dimensions sociales essentielles reflétées dans l’IDH, telles que la santé, l’éducation et le revenu. Cela souligne l’importance de considérer des indicateurs au-delà de la seule croissance économique pour évaluer le développement et le progrès d’un pays.

 

Sur quels aspects peut-on se baser pour analyser de façon objective l’IDH du Bénin par rapport à sa croissance économique ?

 

L’analyse de l’IDH du Bénin par rapport à sa croissance économique peut révéler plusieurs aspects importants concernant le développement et le bien-être des citoyens.

Points Positifs :

Croissance économique : Si le Bénin a connu une croissance économique soutenue, cela peut être le résultat de réformes économiques, d’investissements dans les infrastructures, et d’une gestion favorable des ressources naturelles. Cela pourrait potentiellement créer des emplois et améliorer les revenus.

Amélioration des conditions de vie : Une croissance économique peut également permettre d’augmenter les revenus de l’État, ce qui peut être réinvesti dans les services publics comme la santé et l’éducation. Cela pourrait contribuer à une amélioration à long terme de l’IDH, même si cela prend du temps.

Points Négatifs

IDH Relativement Bas : Si l’IDH du Bénin reste faible malgré une croissance économique, cela peut indiquer des inégalités persistantes. Une part significative de la population peut ne pas bénéficier des gains économiques, ce qui peut se traduire par une infrastructure de santé et d’éducation inadéquate.

Qualité des Croissances : La nature de la croissance économique peut être questionnée. Si elle repose principalement sur l’agriculture ou l’exploitation des ressources sans diversification, cela peut mener à des vulnérabilités économiques. De plus, si cette croissance est accompagnée d’une dégradation des conditions environnementales ou de tensions sociales, cela risque d’impacter négativement le bien-être général.

Investissements dans les Services Sociaux : Il est essentiel d’analyser si le gouvernement investit suffisamment dans les secteurs qui influencent l’IDH, comme la santé et l’éducation. Une faible attention à ces domaines, même avec une croissance économique, pourrait entraîner une stagnation ou une baisse de l’IDH.

En conclusion, l’analyse de l’IDH du Bénin par rapport à sa croissance économique devrait donc être holistique. Bien que la croissance soit un indicateur important, elle ne suffit pas à elle seule pour assurer le progrès d’un pays. Pour que la croissance économique se traduise par une amélioration de l’IDH, il est nécessaire d’adopter des politiques inclusives qui favorisent un développement durable et équitable, en intégrant des investissements dans l’éducation, la santé et les infrastructures.

 

Selon votre expertise, pourquoi les gouvernants africains préfèrent ventiler leurs performances en croissance économique alors que c’est l’IDH qui est le facteur clé de mesure de progrès ?

 

Les gouvernants africains peuvent préférer mettre en avant la croissance économique plutôt que l’IDH pour plusieurs raisons, souvent liées à la perception, à la politique et à la stratégie de communication :

Indicateur de réussite immédiate : La croissance économique, souvent mesurée par le PIB, est un indicateur plus tangible et immédiat de performance économique. Une augmentation du PIB peut être perçue comme un signe de succès et peut être utilisée pour renforcer la légitimité politique.

Attractivité pour les investisseurs : Mettre l’accent sur la croissance économique peut attirer des investisseurs étrangers et stimuler les financements. Les pays en croissance rapide peuvent être perçus comme des marchés prometteurs, augmentant ainsi les investissements directs étrangers.

Complexité de l’IDH : L’IDH intègre plusieurs dimensions (éducation, santé, et revenu), ce qui peut compliquer la communication des résultats. Les gouvernants peuvent considérer qu’il est plus simple d’expliquer une seule mesure de croissance que des indicateurs multidimensionnels.

Pression externe : Les gouvernements peuvent faire face à des pressions de la part d’institutions internationales qui considèrent la croissance économique comme un moyen de réduire la pauvreté et de favoriser le développement, même si cela ne garantit pas une amélioration de l’IDH.

Débat public sur la pauvreté : Dans un contexte de débat public, la croissance économique peut masquer des problèmes structurels comme la pauvreté, les inégalités ou le manque d’accès à des services essentiels. Cela peut créer une perception d’avancement alors que les enjeux de développement humain persistent.

 

Stratégie politique : Les gouvernements peuvent utiliser la croissance économique comme un outil de propagande pour gagner des élections ou justifier des politiques publiques. En revanche, admettre des lacunes dans l’IDH pourrait entraîner des critiques et une perte de soutien populaire.

 

En somme, bien que la croissance économique soit importante, sa mise en avant exclusive peut masquer des défis sous-jacents liés au bien-être de la population. Une approche équilibrée qui intègre à la fois la croissance économique et des indicateurs humains comme l’IDH serait plus bénéfique pour le développement réel et durable des pays africains. Cela permettrait de mieux répondre aux besoins de la population et de garantir un progrès équitable et inclusif.

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Quelles peuvent être les actions à poser pour renforcer l’IDH du Bénin ?

 

Pour renforcer l’IDH du Bénin, plusieurs actions peuvent être envisagées, axées sur l’amélioration des dimensions essentielles que l’IDH mesure : la santé, l’éducation et le revenu. Voici quelques suggestions concrètes :

 

Amélioration de la Santé

Renforcer les systèmes de santé : Investir dans les infrastructures de santé, former le personnel médical, et améliorer l’accès aux soins, notamment dans les zones rurales.

 

Programmes de prévention : Mettre en place des campagnes de vaccination, de sensibilisation à la santé et des programmes de lutte contre les maladies infectieuses (paludisme, VIH/SIDA).

 

Accès à l’eau potable et à l’assainissement : Améliorer l’accès à l’eau potable et à des installations sanitaires adéquates pour réduire les maladies d’origine hydrique.

 

Éducation :

Accès à une éducation de qualité : Augmenter les investissements dans l’éducation de base, améliorer l’infrastructure scolaire, et former les enseignants.

 

Promotion de l’éducation des filles : Mettre en œuvre des initiatives visant à réduire les obstacles à l’éducation des filles pour garantir leur accès à l’éducation.

 

Formation professionnelle : Développer des programmes de formation technique et professionnelle pour préparer les jeunes au marché du travail et réduire le chômage.

 

Renforcement de l’Économie :

Favoriser la création d’emplois : Encourager les investissements locaux et étrangers, soutenir les petites et moyennes entreprises (PME), et promouvoir l’entrepreneuriat.

 

Diversification économique : Réduire la dépendance à l’agriculture et développer d’autres secteurs (industrie, services) pour créer une économie plus résiliente.

 

Amélioration de l’environnement des affaires : Simplifier les régulations, améliorer les infrastructures de transport et de communication, et garantir un cadre légal favorable aux investissements.

 

Réduction des Inégalités :

Politiques sociales inclusives : Mettre en place des programmes de protection sociale pour les populations vulnérables, tels que les filets de sécurité, l’aide alimentaire, et l’accès aux services de base.

Accès aux services financiers : Promouvoir l’inclusion financière pour permettre aux citoyens d’accéder à des services bancaires, des microcrédits et des assurances.

 

Participation Citoyenne et Gouvernance :

Renforcer la gouvernance : Promouvoir la transparence, la responsabilité, et la lutte contre la corruption au sein des institutions publiques.

 

Encourager la participation communautaire : Impliquer la société civile dans la planification et la mise en œuvre des politiques publiques pour s’assurer qu’elles répondent aux besoins réels des citoyens.

 

Soutien à la Durabilité Environnementale :

Protection de l’environnement : Promouvoir le développement durable en intégrant les considérations environnementales dans les politiques économiques et sociales. Cela inclut des initiatives de reboisement, de lutte contre la déforestation et de gestion durable des ressources naturelles.

 

En conclusion, en combinant ces actions, le Bénin pourra renforcer son IDH et améliorer le bien-être de sa population. Il est essentiel d’adopter une approche intégrée qui prend en compte toutes les dimensions du développement humain afin de garantir un progrès durable et inclusif.

 

Avez-vous une préoccupation personnelle à aborder ?

 

Je vais simplement conclure en soulignant que bien que l’IDH soit un indicateur précieux pour évaluer le progrès d’un pays comme le Bénin, il est crucial de reconnaître que la croissance économique seule ne suffit pas pour garantir une amélioration significative du bien-être de la population.

Ma préoccupation principale est de veiller à ce que toutes les initiatives pour renforcer l’IDH soient orientées vers une approche véritablement inclusive et durable.

Cela implique de garantir l’accès équitable à l’éducation et aux soins de santé pour tous, de réduire les inégalités socio-économiques, et de promouvoir la participation active des communautés dans les processus décisionnels. En intégrant les dimensions environnementales dans nos politiques, nous pouvons également construire un avenir qui ne sacrifie pas les ressources naturelles pour les générations futures.

Il est essentiel que les décideurs politiques, la société civile et le secteur privé collaborent pour mettre en œuvre des stratégies holistiques qui répondent aux besoins de tous les citoyens. C’est en œuvrant ensemble pour un développement humain réel et inclusif que nous pourrons véritablement améliorer l’IDH et le bien-être des Béninois.

 

Merci.

 

Source :  L’investisseur (journal béninois ) du lundi 30 Juin 2025

 

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