Le théâtre est un art visant à représenter devant un public, selon les conventions qui ont varié avec les époques et les civilisations, une suite d’évènements où sont engagés des êtres humains agissant et parlant. En Afrique, les créateurs contemporains puisent à la source du théâtre traditionnel ou populaire comme le Didiga, le Kotéba, le Mvet, le Kiyi Mbock, le Kingizila, le Nkoloba, ou le Vichekesh. Au Togo les formes populaires ou traditionnelles du théâtre continuent par influencer le théâtre contemporain. C’est le cas du « Théâtre-party » du comédien, metteur en scène et dramaturge Hubert Arouna qui s’inspire du « Concert-party ».
Le Concert-party comme source d’inspiration
Le concert-party, a vu le jour au Ghana au début du XXème siècle, à l’initiative d’un certain Yalley qui s’est mis en tête d’adapter le théâtre de boulevard anglais.
Selon l’universitaire Ayayi T. Apedo-Amah, « est populaire tout théâtre qui adopte ou feint d’adopter la perspective du peuple pour s’adresser au peuple ou à un autre destinataire. Les caractéristiques du théâtre populaire sont le refus de l’intellectualisme et de l’abstraction : il aborde des sujets liés à la pratique quotidienne du destinataire. Il faut souligner aussi le refus d’une rhétorique des signes impliquant un excès de connotations exigeant une double interprétation du message. Populaire est donc synonyme de simple et de directe, ce qui ne veut pas dire simpliste »[1]
Il s’agit d’un théâtre dont l’expression est peu soumise à l’exigence d’infrastructures adéquates. Il s’accommode des lieux scéniques de circonstance ou d’autres lieux ouverts. C’est un théâtre de la dérision, de la satire, qui s’organise autour d’un canevas et n’impose guère des séances de répétition. Le concert-party est un théâtre bouffon avec un extraordinaire coefficient de complicité entre scène et public. C’est un genre libertaire et surtout un lieu de défoulement et de contestation, de l’invention de la liberté, un théâtre du peuple.[2]
Dans les années 70 et 80, Pascal d’Almeida, le pionnier et Kodjo Adenyon, alias Kokuvito, jouissant d’une immense popularité ont marqué la scène du concert-party. Après eux, la relève avait été assurée par Aze Kokovivina et Agbamekanu.
La naissance du théâtre-party en question
Hubert Arouna a bénéficié en janvier 1996 à Lomé au Centre Artistik d’un « Atelier de formation en écriture dramatique » organisé par l’Association Dramatique du Golfe de Guinée (ADGG). Cette formation coordonnée par l’artiste plasticien, designer et entrepreneur culturel Kossi Assou à laquelle des participants étaient venus de l’Afrique occidentale francophone avait été assurée par Alain Ricard, universitaire, directeur de recherches au CNRS en France, spécialiste du théâtre en Afrique et Fémi Osofisan, universitaire, dramaturge et metteur en scène nigérian. Au cours de cet atelier, le patrimoine théâtral togolais qu’est le concert-party a été exhumé et valorisé. Hubert Arouna a ainsi retrouvé le chemin de ce genre théâtral qu’il avait affectionné particulièrement dans son enfance. Ainsi, entre 2000 et 2001, il a repris goût au spectacle de concert-party dans les quartiers de Lomé. Une fréquentation assidue des lieux de production de ces formes nouvelles et originales de dramaturgie inventées par le génie de créateurs audacieux.
Entre 2006 et 2007, ce fut la phase expérimentale du théâtre-party à travers la création et la réussite de son propre spectacle Larmes de crocodile et sourire de croque-mort le 22 septembre 2007 à l’Espace AREMA à Lomé. Plus tard, cette création a fait l’objet d’autres spectacles et tournées.La pièce avant d’être couronnée par le Prix littéraire France-Togo 2008 a été jouée lors des festivals au Togo et au Niger. Ensuite la pièce sera éditée et la compagnie théâtrale Oriki qu’il a créée a représenté le Togo et a joué avec succès cette pièceau Festival Panafricain d’Alger de 2009. S’ensuivront plusieurs tournées de représentations entre 2009 et 2011, avec le soutien financier du Goethe Institut de Lomé.
Entre 2014 et 2016 il a créé toujours dans la même veine du théâtre-party le spectacle No man’s land qui a eu également un succès à travers une tournée nationale ainsi que plusieurs représentations à Lomé. En décembre 2020, il a créé selon toujours le même genre dans un centre culturel de la banlieue nord de la capitale le spectacle Histoire du petit Kirikou.
Le 29 avril 2022, l’Institut Français du Togo programme sur la grande scène Jimi Hope de Lomé, avec une nouvelle distribution, une reprise du spectacle No man’s land. La grande surprise de cette soirée fut le retour sur scène d’un illustre comédien et metteur en scène, ancien haut cadre de administration et dont plusieurs créations ont marqué les publics du théâtre togolais des décennies passées, Ludovic Yom Anoumou KOUVAHE.
Il faut noter que cette reprise est un savant dosage de talents des « anciens » tels que L.Y.A. KOUVAHE et Sodji DANDA ainsi que ceux de la jeune génération comme Félicité ATSOU-NOTSON et Jean Koffi Edem TOUGLO.
L’essence du théâtre-party
Bien entendu, le théâtre-party est autre chose que le concert-party qu’il a su dépasser en se constituant en un genre spécifique au sein duquel apports liés au théâtre de recherche et richesses du théâtre populaire cohabitent harmonieusement. Mais au fil des expériences, l’élément hybride a fini par prendre le dessus pour donner le produit artistique dont il est question.
En ce qui concerne le concert-party, le canevas tire son importance du simple fait qu’il s’agit d’un théâtre oral dans lequel l’improvisation fait partie de la technique du jeu des comédiens. Liberté de création du concert-party où l’improvisation ne permet pas de fixer la durée d’une pièce qui, d’une représentation à une autre peut durer en fonction de l’ambiance dans la salle. Cela n’est possible que grâce à l’atmosphère festive entretenue par les invasions de la scène et les intermèdes musicaux qui permettent au public de chanter, danser et commenter le spectacle. Ces récréations permettent aux comédiens et aux spectateurs de souffler.
En effet, le concept de concert-party ne se limite pas seulement à un art du théâtre, c’est avant tout un spectacle total fait de musique, de chant, de danse, de théâtre, d’acrobatie et parfois de tours de prestidigitation et d’adresse. Le concert-party est un spectacle qui comporte quatre parties : la première étant le rituel publicitaire, la seconde l’exhibition de l’orchestre, la troisième les sketches et les jeux et la quatrième la représentation théâtrale. Les trois dernières parties qui constituent le spectacle de la soirée proprement dit, s’étalent sur six ou sept heures : un vrai spectacle marathon.
Avec le théâtre-party, l’improvisation n’est pas institutionnalisée du moment où il y a un texte écrit qui est à la base d’une création classique ayant pour toile de fond une véritable mise en scène avec une durée comprise entre 1h 30 et 2 heures au maximum. Avec le concert-party, tant que la salle n’est pas pleine, le spectacle ne démarre pas. Ici avec le théâtre-party le public n’est pas attendu pour le plein avant le début du spectacle. Un retard de 10 à 15 mn n’est pas nécessairement dû à l’attente du public.
Le concert-party fait usage de maquillage en utilisant le blanc (kaolin) et le noir (charbon) sur le visage des comédiens masculins. Le théâtre-party ajoute à cette pratique le port d’un masque préfabriqué et le maquillage féminin où les femmes sont outrancièrement fardées et mâchent du chewing gum à longueur de scène.
Avec le concert-party, il y a un orchestre sur la scène alors qu’avec le théâtre-party, la musique est produite juste à partir d’une guitare, des gongs et castagnettes ou carrément une musique préenregistrée en amont. Les deux genres s’adressent au peuple dans sa langue mais le théâtre-party ne ferme pas la porte aux langues étrangères. Parmi les éléments de théâtralité que les deux formes ont en commun, il y a les lieux de représentation avec des jeux de lumière quand il s’agit du théâtre-party, l’interaction avec le public qui est plus maitrisée au théâtre-party.
« Le théâtre -party est formé de théâtre populaire qui tire ses sources dans le concert-party et qui s’ancre résolument dans le théâtre contemporain. » selon Hubert Arouna et répond à la préoccupation de Sénouvo Agbota Zinsou qui propose aux acteurs du théâtre togolais de prendre en compte les goûts de leurs publics tout en cherchant à s’ouvrir à d’autres expériences. Ainsi, selon lui, le créateur togolais doit en permanence avoir le souci d’équilibrer ces deux aspirations : « ses maîtres seront d’abord sa propre volonté de perfection, puis son public, sachant doser la quantité d’originalité et la quantité d’éléments prévisibles (…) »[3]
Le concert-party est un authentique théâtre populaire africain qui a su s’imposer sur la scène togolaise grâce à son dynamisme et au talent de ses créateurs. Malgré l’absence de textes écrits, le concert-party, à travers son insertion dans la culture nationale, exploite à son avantage les ressources de l’oralité et de la sagesse populaire pour se doter d’une esthétique originale. Il est une expression culturelle de l’urbanisation des ruraux pris entre deux cultures : la culture nationale et celle occidentale. Au concert-party, c’est la parole qui est mise en scène avec la participation des autres langages théâtraux : musique, maquillage et travestissement, décors, etc. Le théâtre-party de Hubert Arouna est un savant dosage tourné davantage vers un théâtre de recherche. Et à voir le succès que remporte cette nouvelle façon de faire du théâtre, auprès de différents publics, il est fort à parier que le théâtre-party a de beaux jours devant lui.
Adama AYIKOUE,
Critique d’art.
[1] APEDOH-AMAH, Théâtres populaires en Afrique, l’exemple de la Kantata et du Concert-party togolais, Awoudy, Lomé, 2013, p. 146.
[2] BOAL Augusto, « Catégories de théâtre populaire », Travail Théâtral, n° 6, 1972.
[3] ZINSOU Senouvo Agbota, Doc annexe, n°025 /EGCC/ 92, Lomé, 1992, pp 5-6.