Le lecteur non averti sort de la lecture de cette pièce tel qu’il y est entré : curieux et stressé. On peut en effet de jure se demander ce que Marléne Douty a voulu faire ou dire ( si tant est que l’œuvre littéraire doit dire ). La pièce Apocalypse 12 : 09 (Editions Awoudy, 2021) a le mérite de conserver et d’assumer l’ambigüité qui éclot de son titre. C’est un voyage initiatique entre savoirs endogènes, l’énigmatique question de Dieu et l’indigence déshumanisante d’un couple.
Les pauvres ont-ils le droit de rêver ? Thomas, personnage principal de la pièce, se surprend en train de décrocher un emploi qu’il cherche depuis des lustres. Après avoir brandi la carte de visite d’une haute autorité, il constate avec soulagement que son interlocuteur qui l’a reçu à cet entretien d‘emploi est devenu subitement raisonnable et lui a donné le poste. Aussitôt après, il sort de son sommeil. C’était un rêve, un mauvais rêve. Un tel rêve cependant n’est pas fortuit. Il indique combien l’envie et le besoin peuvent impacter l’inconscient et le subconscient d’un homme sans emploi : « Parcourir la ville chaque jour sous ce chaud soleil avec de vieux souliers mangés par le goudron et un vieux costume usé par la pluie pour ramener une corbeille de « Nous sommes désolés » qui doit pourtant s’occuper d’une femme. Celle-ci a tellement entendu la ferme promesse de son mari de rentrer le soir avec un emploi susceptible de les sortir de la précarité qu’elle en est blasée, ennuyée : « En sortant de la maison, je t’ai promis…/ Tu fais cette promesse chaque matin./ Je n’ai ramené que…/ C’est ce que tu ramènes tous les soirs. Alors, assois-toi ! ».
Avant de pouvoir rêver ou de continuer de rêver, il faut pouvoir dormir. En plus du chômage, l’équation sans solution qui étreint au quotidien Thomas et sa femme Safi, c’est le logement. Locataires, ils sont devenus débiteurs insolvables reconnus et réputés. Chaque passage du maisonier est source d’intrigues et de stress. Le motif de l’apocalypse apparaît dans la foulée dans le choix de Safi d’échanger le silence du maisonier contre son corps, contre sa féminité. Ce n’est pas tout. Comme condition sine qua non pour offrir de l’emploi à Thomas, un ancien amant de Safi demande à nouveau à avoir des relations avec elle. Celle-ci est troublée et choquée de constater la rage de son mari quand elle lui a dit avoir refusé, fermement, de faire à nouveau l’échange du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin contre l’emploi. Elle s’en indigne, risque une confession relativement au maisonier mais Thomas l’en dissuade. Il savait que Safi a couché une fois, ‘une seule ?) avec le maisonier pour leur éviter de dormir dans la rue.
Deuxième niveau de l’apocalypse : comment l’impuissance face au sort des faits du quotidien peut-elle étourdir l’orgueil d’un homme au point de le contraindre au silence face à l’infidélité de sa femme ? Pis, qu’est-ce qui peut donner à un homme le courage d’enterrer sa fierté de mâle et de pousser sa femme dans les eaux boueuses des relations extraconjugales ? C’est la déchéance morale, conséquence de la déchéance matérielle, l’apocalypse de la pudeur. Thomas ne s’embarrasse nullement point : « Est-e que je rêve ou tu viens de prononcer le mot « dignité » ? Regarde autour de toi ! Nous sommes encagés comme des trophées de chasse par des prédateurs qui n’ont pas de gêne à célébrer le moindre événement insignifiant comme le lever du solei à coups de milliards pendant que nous crevons la dalle. Même les restes de leurs copieux repas, ils les jettent sur les dépotoirs pour que nous y allions creuser comme des chiens. Et toi, tu parles de dignité ?! ». Thomas sera malheureusement obligé d’exhumer sa dignité mâle. Face à l’ultime exigence du bienfaiteur : faire l’amour à Safi en présence de Thomas, le malaise est ankylosant : « J’étais assis en face et je le regardais nous détruire avec l’espoir que de nos épaves naîtra un « nous » différent de nous. Voir ma femme se faire sillonner comme ça devant moi, c’était … c’est comme… c’est comme si tu es en train d’être broyé vivant par une meute d’hyènes enragées, elles dépècent de la périphérie vers l’intérieur, te maintiennent suffisamment en vie pour sentir chaque particule de ton corps se détacher des os, tu entends chaque graine de douleur qui traverse ta chair te rappeler le vide qui a précédé ta naissance et t’y consigner pour tes prochaines vies. Tu assistes à ta double mort. »
Thomas se croyait prêt à assumer l’apocalypse de son honneur et de sa dignité mais ce qui lui restait d’humanité en a décidé autrement. Le sursaut d’orgueil sera foudroyant, dramatique : « J’étais là à m’imaginer tout ce que je pouvais lui faire avec un couteau à ce moment. Je le lui ai enfoncé dans tous les trous. J’ai charcuté chaque partie de son abominable viande. Je lui ai coupé au moins une bonne dizaine de fois sa sale queue. ».
Cette histoire de vie pourrie de Thomas et de sa femme est peut-être semblable à celle de mille autres couples dans les pays du sud où chaque jour de vie/survie relève de ce que Kossi Efoui a appelé « une magie ordinaire » certes mais le contexte de la pièce la rend particulière. Apocalypse 12 : 09 peut être ainsi lue comme une satire acerbe et violente des sociétés d’ici et d’ailleurs où la gouvernance défaillante abandonne les populations à leur sort. « Qu’est-cr qu’un pays qui choisit de tuer ses jeunes ? », s’est interrogé Thomas au temps fort de la crise de tension et des nerfs. D’où l’ultime avatar de l’apocalypse : la mort de Dieu. Le poids de ses peines et de ses frustrations était tel que Thomas a tué Dieu. Contrairement à sa femme qui avait l’espoir en un deus ex machina qui pourrait venir changer leur vie de zéro à TOUT, Thomas est convaincu que ce dieu n’existe plus. « Dieu est mort. Requiem d’un géant réduit au silence. Son âme n’est pas montée au ciel, elle est descendue sur terre et personne ne l’a vue. Nous savons désormais ce qui nous attend. » Est-ce pour exorciser ce contexte de pourriture et de drames que le dramaturge a encadré l’intrigue entre deux apparitions de Djaba ? Le prêtre géomancien de l’aire culturelle Moba apparaît dans le prologue où il retrace la cosmogenèse, spécifiquement la naissance de Dieu et dans l’épilogue. Il y évoque un contexte d’ossements et d’apocalypse. « Apocalypse de l’apocalypse/ Le peuple s’approprie le mythe de la chute/Retour au ciel du prince déchu », ce sont les derniers mots de la pièce. Ils rappellent le contenu du verset 9 du livre de l’Apocalypse dans la Bible, le livre de base du christianisme.
Apocalypse 12 : 09 révèle une plume alerte et audacieuse. Le dramaturge alterne le recours à la couleur locale, le registre relâché voire l’argot et les créations lexicales lumineuses. Au plan de la structure, la pièce retient l’attention par l’immixtion de la géomancie : les différents chapitres sont réglés suivant les signes du djabaat, plus ancienne technique divinatoire des peuples moba (nord Togo) ; sept chapitres font ainsi référence aux sept gbani qui composent le chapelet (cordelettes dans le cas d’espèce) qu’utilise le devin. Cette occurrence du sacré endogène est un choix courageux et, lorsqu’on sait que la pièce propose une satire ouverte du christianisme et des chrétiens, il y a des raisons de se demander si le dramaturge esquisse un appel au retour aux sources, au spirituel authentique.
Apocalypse 12 : 09 a remporté le Prix littéraire Komlan Messan Nubukpo Théâtre 2023 décerné au cours de la sixième édition du Festival des lettres et des arts de la faculté des lettres de l’Université de Lomé. La pièce a été créée au cours de la Résidence « Texte, ta scène » qui s’est déroulée en août et septembre 2019. Auteur et metteur en scène, Marléne Douty a publié d’autres pièces dont 14 pas 11 qui met en scène deux couples dévastés par l’infidélité et l’adultère.