Certains poètes ont l’habitude d’exprimer dans leurs écrits des événements relatifs à leur propre vie, très souvent liés à leurs peines personnelles. Cette poésie lyrique est alors un genre dont le but principal est l’expression des sentiments personnels. Le poète, dans ce cas n’est pas motivé par les autres, mais par lui-même. Il se démarque alors dans l’expression de ses sentiments intimes comme le dit si bien Alfred de Musset : « C’est le cœur qui parle et qui soupire, lorsque la main écrit c’est le cœur qui se fond ». C’est peut-être le cas dans Souffles & Faces 2 de Patron Henekou & Kokoè Essénam Kouévi où Face répond à Souffle travers un échange de poèmes comme pour dire à travers ces mots de Pierre de Marbeuf : « Si l’eau pouvait éteindre un brasier amoureux, ton amour qui me brûle est si douloureux, que j’eusse éteint son feu de la mer de mes larmes. » Une relation amoureuse n’étant pas un long fleuve tranquille, Souffles & Faces 2 témoigne des heurts et des désaccords qui jalonnent l’existence commune des deux personnages. Cet article fait le choix de présenter des extraits assez significatifs de l’ouvrage qui épousent parfaitement le relief de cet amour en crise sans commentaires ni analyses.
Définition de l’amour
Sony Labou Tansi dans les Yeux du volcan définit l’amour comme « ce qui traverse la chair à des vitesses que le sang ne comprend pas. Derrière l’amour rugit l’ombre de Dieu, dans toute sa grandeur, Dieu qui doit se marrer parce que notre manière à nous d’aimer boîte… »
Le sentiment amoureux dans le recueil de poèmes est vu en regard de la guerre, sous le prisme d’une perpétuelle dualité :
« L’amour est guerre, je sais/Il embrase l’âme, enflamme les sens et explose le cœur/Il est perte et gain/Renonciation et acceptation/Frisson et calme/Il est guerre en Paix/L’amour est langage, tu sais/Fait de dires sans mots et de mots sans dire/Il est lyrique silencieuse et silence retentissant. /Il est regard complice et sensation parlante/Il est langage des sens. » (Face, pp. 11-12)
De la guerre, Colin Powel écrit dans Un enfant du Bronx : « La guerre, c’est l’enfer. Des choses affreuses se produisent (…) ça faisait près de deux mois que nous marchions. J’avais vu des hommes souffrir. J’avais vu des hommes souffrir. J’avais vu des hommes souffrir. Mais je n’avais toujours pas vu l’ennemi.»
Ce décor ainsi planté nous amène à faire le point de la situation sentimentale qui règne entre Souffle et Face.
Constatation de l’état des lieux
La flamme du début dans Souffles & Faces (2018-2022) s’est refroidie. Elle s’est refroidie quatre (4) ans après et s’est muée en crise :
« Entre nous/J’espère encore la flamme d’hier/Je m’éloigne. /
Entre nous/J’espère encore nos éclats de rire/Je me lasse. /
Entre nous/J’espère encore nos murmures complices/J’abdique. /
Je te vois sans te regarder/Tu m’écoutes sans m’entendre. /T’aimer me fait vivre. /
T’aimer m’oppresse à présent. /L’amour si léger qui nous portait dans les airs/
Semble soudain devenu un fardeau à porter/Je m’essouffle/Tu t’écroules/
On s’accroche/On se perd/Je m’éloigne/Je me lasse/J’abdique. » (Face, pp. 7-8).
Ce triste tableau présenté par Face a suscité la réponse de Souffle :
« J’ai renoncé à ta rivale/Me mettre à portée de tes doigts frêles/Tu le sais (…)
L’amour est guerre, dit-on, /Une conquête cardiaque.
J’ai renoncé moi à la guerre/Pour ne jouer qu’à la guitare/La tienne (…)
Dois-je reprendre ta rivale/Pour te conquérir à nouveau ?
Reprendre ta citadelle par le bout de la mitraille ? (…) Tu n’es que mots à présent/Envolés/A l’abri de toute conquête. » (Souffle, pp. 9-10)
L’être aimé sent son amour flétrir au fil des quatre années
Face témoigne de la réalité :
« Mon cœur se perd entre l’amour et la douleur, /Mon âme se désole de te voir t’éloigner/ Mais mon corps toujours le même s’embrase sous tes caresses, /
Et toi, tu ne ressens plus rien, /Tu n’éprouves plus rien, /Tu es devenu ferraille, /
Attiré par les canons du monde, mitraille/Rigide et imperméable des sens, muraille/En quête de conquêtes volages/Tu n’entends que mot, à présent/Sourd des sens, /Pourtant dans tes yeux, je perçois encore l’étincelle, j’espère, j’y crois. »
(Face, pp. 12-13)
Souffles se perd dans des interrogations :
« N’est-il pas trop tard pour chanter des Calypso sur la dé-cadence d’un cœur qui a renoncé à la guerre ? (…)
« N’est-il pas trop tard maintenant, de chercher une reconquête de la cité (…)
« N’est-il pas trop tard à présent ? » (Souffle, pp. 14-15)
Ces questionnements vont révéler la boîte de pandore.
Les accusations d’infidélités de part et d’autre
Pouvons-nous donner raison à Yann Moix dans Une simple lettre d’amour qui remarque : « Dès qu’une femme aime un homme, elle fabrique un infidèle. »
Face dévoile les raisons qui sont à l’origine de la crise de confiance :
« Tandis que ta mitraille en avant, cavalant sans honneur,/Tu pars conquérir des cités étrangères,/Tandis que ma limaille en feu, réclamait ta mitraille,/Tu pars limer des bigailles éphémères,/Tandis que ta tiraille en extase, giclant d’étincelles, tu pars enflammer des canons ennemis./Je suis restée loyale à la cité, celle que nous avons construite avec nos cœurs, nos âmes et nos sangs (…)/Te voilà aujourd’hui, traitre, sans honneur »
(Face p. 16)
Souffle de son côté formule les mêmes chefs d’accusation :
« Tu parles de cité/Tu parles de fidélité/Tu parles d’étincelles/
O Face perdue dans une cité aux murs de pailles/perméables au premier doigt/
Que vaut une cité dont les portes accueillent tous les petits doigts du monde ! »
« Tu t’es couverte de nuit/Pour des doigts qui aiment l’obscurité. »
(Souffle pp. 19-20)
Face revient à la charge :
« Aujourd’hui tu pars explorer d’autres cités,/Je brûle/ (…)
« M’accusant à tort, tu m’attribues des torts,/Je refuse. (…) »
« Et que de toi à moi, il n’y a que blessure et déception,/J’abdique. »
(Face pp. 21-22)
André Maurois écrit dans Climats : « la seule chose qui puisse faire de l’amour un sentiment très beau, c’est la fidélité, malgré tout et jusqu’à la mort. »
Les conséquences qui en découlent
Au niveau des deux protagonistes, cette situation de tension extrême influe négativement sur eux :
« Mon cœur en sang, meurtri, se renferme, se durcit (…)/Il y a longtemps que tu n’es ni ici, ni ailleurs. /Tu es perdu dans le vide, brassant vents et néants. / Tu t’abreuves à des sources éphémères, cherchant à assouvir ta soif (…)
J’abdique, pas parce que j’ai la force, /J’abdique pour panser mes blessures, / Pour guérir mon cœur, / Sauver avant qu’il ne soit tard, /Ce qu’il reste de mon âme meurtrie/ Et préserver ce qui reste encore à abreuver en moi. /J’abdique. »
(Face, pp.27-28)
« Je navigue à longueur d’espoir calé entre mes souvenirs réchauffés et mes blessures aussi ouvertes qu’un ciel sans le moindre nuage. » (Souffle, p. 30)
Néanmoins, des ponts et des passerelles s’instaurent dans le bon sens.
Tentatives de réconciliation réussies
Les échanges suivants illustrent cet espoir :
Face : « Et si on prenait le temps de s’écouter ?» (p. 31)
Souffle : « Tu veux revenir, dis-tu » ? (p. 33)
Face : « Revenir ?/Je ne suis jamais partie ! » (p. 35)
Souffle : « Tu aurais dû t’en aller » (p. 37)
Face : « Tu aurais dû me le dire » (p. 39)
Au-delà des caprices la montagne n’a quand même pas accouché d’une souris.
Ce rapprochement porte ses fruits et ses résultats se mesurent grâce à ces apostrophes :
« Face amoureuse ! » (4 fois) Souffle (pp. 41-42)
« Souffle amoureux ! » (4 fois) Face (pp. 43-44)
Le point de chute
Face conclut : « Souffle, (…) Je te retrouve/Je me retrouve » (p. 47)
« Tu me retrouves/Tu te retrouves /On se retrouve » (p. 48)
« Souffle de vie/Souffle d’amour/Souffle de Face » (p. 49)
Souffle tranche : «ô Face ma faiblesse » (p. 51)
Edem Kodjo n’écrira pas autre chose dans Au Commencement était le glaive : « Dans le puits de l’amour, l’eau jamais ne tarit. »
La promesse de se défaire des mots
Les deux protagonistes ont pris la résolution de ne plus discourir sur toute la ligne :
« Ceux qui cherchent à comprendre l’amour finissent fous ou philosophes. Ceux qui réussissent à le définir, échouent à le vivre (…)/Alors comment tes lèvres, sièges de tant de fraicheurs aient pu dire des mots aussi rocailleux et casseurs de rêve et d’élan !» (Souffle, p. 41)
« Mes dires aujourd’hui cherchent à te retrouver. A panser tes blessures, à guérir mon cœur. » (Face, p. 43)
« Oublions les mots, Souffle ! Oublions les mots.
L’amour est un langage qui n’a guère besoin de mots. » (Face, p. 52)
« Ne cherche plus les mots, /Tu es le seul mot qui ne se dit. /Tu es le seul mot qui compte. /Tu es le seul mot qui tout dit. /Tu es le seul mot qui existe. /Tu es le seul mot qui me parle. » (Face, p. 53)
Khalil Gibran reconnait : « Il y a un moment où les mots s’usent. Et le silence commence à raconter. »
Le frontispice de l’ouvrage est l’image d’un végétal dont au moins le tiers de ses fleurs ont été emportées par une bourrasque. La couleur noire de la couverture exprime l’orage qui s’est abattue sur le couple. Heureusement que la couleur verte du végétal et de la lueur en fond d’image annoncent l’espoir qui renait qui transparaît également à travers le bourgeon presque ensoleillé de la cime.
Le tout premier recueil de poèmes de Patron Henekou et de Kokoè Essénam Kouevi ne constitue que la situation finale du deuxième recueil des deux auteurs dans la logique d’un schéma narratif. 24 poèmes dont 12 de chacun sont un échange dialogué de séduction, de violence et de silence entre deux personnages : Souffle et Face. Selon le critique littéraire Jean-Paul Akakpo, il s’agit de « deux poètes zoukeurs en featuring littéraire ». Tout compte fait, donnons raison à Raymond Queneau : « La poésie c’est un des plus vrais, un des plus utiles sermons de la vie. » Les images dans le texte sont parfois cruelles, puissantes, rarement sobres.
Les mots qui les expriment claquent comme des coups de fouet et encouragent toutes les tentatives d’interprétation de la part du lecteur. Il est de bon ton de conclure cette analyse en citant Louis ARAGON dans Les Cloches de Bâle : « Ici pour la première fois dans le monde, la place est faite au véritable amour. Celui qui n’est pas souillé par la hiérarchie de l’homme et de la femme, par la sordide histoire des robes et des baisers, par la domination de l’argent de l’homme sur la femme ou de la femme sur l’homme. »
Adama AYIKOUE, critique.
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