Le processus démocratique au Togo est une singularité de l’époque. Il est en Afrique l’un des plus controversés et l’un des plus douloureux du fait du nombre effrayant de martyrs qu’il a engloutis. Mais au cours de cette dernière décennie (2010-2020), un progrès sensible attire l’attention grâce à de nouveaux paradigmes de gouvernance. Le terrain politique est devenu plus conflictuel, le principe et la matérialité d’une réelle alternance censée réduire les risques de confiscation du pouvoir sont plus spartiates, la course à la conquête du bien rare que représente le pouvoir présidentiel est devenue plus pressante, et les crises politico-sociales se multiplient, mais la stabilité de l’Etat semble garantie, sa grandeur en construction, sans carnage ni génocide. Si tout le jeu et les enjeux sont engagés dans un cadre dit démocratique, le pluralisme politique reste une gageure. L’esprit du parti unique est encore dominant, les considérations idéologiques dans un cosmos gravement bipolarisé déchirent les togolais et ravagent le semblant d’unité nationale. Le tout par faute d’une mauvaise compréhension de ce système, venu d’ailleurs : la démocratie.
Détour dans l’histoire
Le pluralisme politique, parlons-en. Mais bien avant, un virage dans l’histoire pour rappeler l’avènement de la démocratie, accueillie et instaurée à notre corps défendant. Le régime de Gnassingbé Eyadéma en place de 1967 à 2005 aura été le plus long dans l’histoire du Togo (38 ans), plus que la durée de la colonisation allemande (1884-1918), de la tutelle française (1919-1960) et les pouvoirs exercés éphémèrement par Sylvanus Olympio, Nicolas Grunitzky et Kleber Dadjo.
Le pays a pris son ancrage dans le monopartisme depuis le 30 novembre 1969, date de la création du Rassemblement du peuple togolais (RPT). A la fin des années 80, l’aspiration à plus de liberté a commencé par effleurer les esprits en majorité lassés par l’autoritarisme et l’étouffement des libertés fondamentales.
En juin 1990, lors du 16e sommet franco-africain qui se déroule dans la commune de La Baule-Escoublac, le président français François Mitterrand invite les pays africains à suivre la tendance en vogue (après la chute du mur de Berlin) en opérant des réformes démocratiques. La démocratie s’impose ainsi comme condition pour une coopération durable avec la France. C’était sous-entendre que l’aide au développement des pays africains du pré carré français est désormais liée à une transition démocratique ; les régimes autoritaires sont sommés donc de changer de paradigme.
Le président tchadien Hissène Habré a tenté une contestation, qualifiant l’injonction de la France d’immixtion dans les affaires internes des pays africains. Il paya cash sa pugnacité, une rébellion armée va précipiter sa chute. Le changement est devenu irréversible. Le pluralisme politique, bien assis sur le crâne de la démocratie, est de facto, introduit dans les clauses de conditionnalité de l’aide apportée par la France, les grands bailleurs de fonds, les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne, la Belgique, le Canada, l’Union européenne.
Si au Bénin, la transition démocratique initiée par la conférence nationale de février 1990 a abouti à une alternance politique, Matthieu Kerekou cédant le pouvoir à Nicéphore Soglo vainqueur de l’élection présidentielle de 1991, au Togo, pays atypique, le général Gnassingbé Eyadéma a triomphé de tous les violents soubresauts.
Néanmoins, les balises du renouveau démocratique sont posées : le pluralisme politique est né, ou du moins est de retour. Le 12 avril 1991, la Charte des partis politiques est promulguée, CAR, CDPA, OTTD, PAD, PDR, PDU, UDS, UTD, UFC, vont inaugurer cette nouvelle ère. Mais le chemin de la démocratisation sera parsemé d’embûches. Dès 1993, l’Union Européenne suspend sa coopération avec le Togo. Pour déficit démocratique, considérant que la situation politique du pays constituait une violation des principes de la démocratie et de l’État de droit.
Des sanctions ont été prises contre Lomé sur la base de l’article 96 de l’Accord de Cotonou. La reprise pleine et entière de la coopération au développement avec le Togo n’interviendra que le 29 novembre 2007. Depuis lors, l’on peut affirmer, sans risque de se faire lyncher, que le processus démocratique fait des bonds remarquables. Mais le pluralisme politique s’étire entre réalité et fausse réalité.
Pluralisme, revenons-y
Le pluralisme est un système qui admet l’existence d’opinions politiques de courants différents et qui accepte donc la liberté d’expression. Les êtres sont multiples, individuels et ne dépendent pas d’une réalité absolue. Dans la pensée politique contemporaine, à en croire Antoine Tine dans La Cité Métisse, l’Afrique à l’épreuve du pluralisme politique, la question de la démocratie pluraliste soulève le problème des rapports entre l’un et le multiple, entre l’absolu et le relatif, entre les ruses de la logique unitaire et les conflits des opinions contradictoires. Vu du côté du droit, posons que l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sert de base à la justification du caractère nécessaire de pluralité des opinions et des courants de pensée qui, avec le temps, s’est imposée comme une composante incontournable de la vie politique.
Le Conseil constitutionnel français estime que « le respect du pluralisme est une des conditions de la démocratie » et que, plus largement, le pluralisme « constitue le fondement de la démocratie ». La Constitution togolaise, dans son préambule, martèle : « (…) convaincu qu’un tel Etat ne peut être fondé que sur le pluralisme politique, les principes de la démocratie et de la protection des droits de l’homme tels que définis par la Charte des Nations-unies de 1945, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et les Pactes internationaux de 1966, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples adoptée en 1981 par l’Organisation de l’Unité africaine, proclamons solennellement notre ferme volonté de combattre tout régime fondé sur l’arbitraire, la dictature, l’injustice… ».
Autrement, la vie dans la superficie de la République togolaise n’est plus monolithique et statique, mais pluraliste, et par conséquent mouvante. Le pluralisme est donc érigé par le législateur en un cadre d’interaction, dans lequel, les différents groupes socio-politiques doivent montrer suffisamment de respect et de tolérance pour coexister et interagir dans un climat plus harmonieux que conflictuel et sans volonté d’exclusion ou de discrimination.
Du conceptuel à l’empirique
A l’ère démocratique, penser la République, c’est penser la pluralité et faire l’éloge du métissage, la République plurielle considérée comme une « cité métisse », au sens senghorien du mot. Mais une certitude, dans les usages, surtout dans un champ conflictuel où il faut compter avec la complexité de l’homme, la soif inextinguible de liberté et de pouvoir, les tentatives de conservation des prestiges et des privilèges, la lutte pour la conquête du pouvoir suprême, théories et idéaux tombent à la renverse.
Le pluralisme qui fait le lit au pluripartisme véhicule des antagonismes terribles, choquants, voire dangereux pour notre vivre ensemble. Dans tous les secteurs de la vie sociale, dans les administrations publiques et privées, au cœur des institutions de la République, sur le versant de la société civile, dans le landerneau des médias, partout, tout revêt une connotation politique, et les étiquettes politiques, taguées Unir ou opposition, engendrent rivalité, détestation, ostracisme, haine, mépris, persécution, brimade, et que sais-je encore?
La bipolarisation est une marque évidente de ce pluralisme politique togolais, mais une bipolarisation complexe. Au sein du parti au pouvoir, cette bipolarisation se manifeste : deux clans s’affrontent et ne se pardonnent pas, les pro Unir et les pro Rpt, les militants de première heure et les militants de dernière heure. Au sein de l’opposition, même donne : l’opposition radicale et l’opposition modérée, l’opposition proche du pouvoir et l’opposition proche du peuple. Même schéma dans le champ de la société civile : des organisations de défense des droits de l’homme, des syndicats, des associations, des mouvements proches du pouvoir et ceux proches de l’opposition.
Et que dire de la presse, baromètre par excellence du pluralisme, elle est diablement bipolarisée : des organisations de presse proches du pouvoir et d’autres proches de l’opposition, des journalistes pro opposition, des journalistes pro pouvoir. Dans les administrations publiques et privées, au sein de la fonction publique, dans chaque service, pas de mystère autour des agents proches du pouvoir et ceux proches de l’opposition. L’autre dimension inquiétante de la chose, soyons courageux pour le dire, la bipolarisation nord-sud qui progressivement devient TOUS contre les Kabyè et groupes ethniques alliés.
La bipolarisation n’est pas une mauvaise chose en soi, elle devait être une source de richesses dans les débats et actions aux fins d’accélérer les cadences de notre marche démocratique tout en boostant notre dynamique de développement. Elle est malheureusement devenue un carcan de l’indépendance des esprits, un véritable frein à l’épanouissement des uns, à l’expression des compétences, et se révèle un instrument d’étouffement des génies.
Le pluralisme, très mal appréhendé, divise et déchire le tissu sociopolitique. A la base, le principe du pluralisme est soumis à l’acceptation des différences et à la tolérance des opinions divergentes, ce principe est loin d’être la chose la mieux partagée ici, chez nous. Cette lumière qui devait éclairer la cité semble l’obscurcir. Les camps opposés idéologiquement dans tous les secteurs nourrissent au quotidien des velléités d’en découdre, les violences verbales puisées souvent dans une sémantique ordurière et même déshumanisante. Du côté des acteurs politiques, les opposants déploient 80% de leurs capacités de « nuisance » du pouvoir pour se combattre, et finalement, manquent cruellement de munitions pour abattre le gibier au moment de la frappe fatale.
Et à l’heure de forger les consensus pour avancer, c’est la dissension. Il y en a, par ailleurs, de ces opposants qui n’admettent pas à leur conférence de presse ou à leurs manifestations certains journalistes taxés de proches du pouvoir, et même qui ne se résoudront jamais à leur accorder d’interview. De même, il y a des médias qui ne daigneront jamais tendre leurs micros à certains acteurs politiques pour des considérations qui n’ont rien à avoir avec les exigences professionnelles du métier.
Dans l’administration et dans les arcanes du pouvoir, il existerait un syndicat qui agirait comme une société secrète à l’image du Bilderberg, et qui scruterait méticuleusement le jeu de partage du pouvoir. Au niveau de la presse, pour des questions de ligne éditoriale, des journalistes se déchirent violemment, se détestent, et se détruisent autant que faire se peut. Il existe par exemple des journalistes qui ne peuvent être admis dans certaines émissions radio ou télé animées par des collègues journalistes. Un journaliste peut être exposé à un danger, peut être victime d’exactions les plus graves, il y en aura une race de journalistes qui n’en parleraient jamais publiquement, d’aucuns prient même pour le malheur de leurs confrères.
Des journalistes pro opposition prennent le luxe de livrer à la vindicte populaire certains de leurs collègues pro pouvoir sur des lieux de manifestation de partis d’opposition. Le tout en toute intolérance. Ces affrontements idéologiques se transportent sur les réseaux sociaux, devenus le plus grand espace d’expression des opinions. Il existe des groupes WhatsApp dans lesquels le partisan d’Unir ou celui d’un parti de l’opposition n’a pas droit de cité. Et là où les deux camps cohabitent, l’idéologie dominante doit être celle pensée par les administrateurs, quiconque s’en écarte est exposé à la rigueur de la loi : l’éjection du groupe.
La bipolarisation s’invite même dans la sphère familiale. Des familles sont divisées, des frères et sœurs germains ou consanguins mis dos à dos par les positionnements politiques. Dans les villes et villages, certains quartiers sont connus pour être proches de l’opposition, d’autres proches du pouvoir, des jugements qui nourrissent tant d’hostilités qui se déplacent bien souvent sur d’autres terrains.
Responsabilités
Tout le monde est coupable, autant l’Etat, les acteurs politiques, les médias, que les populations. L’exigence du pluralisme des courants d’idées et d’opinions constitue le fondement de la démocratie, mais la défense du pluralisme doit être collective et non la seule profession de foi des gouvernants. Le pluralisme institutionnel est encore en construction, mais il y a lieu de relever les limites de l’institution centrale censée promouvoir le pluralisme politique. Précisons-le, bien avant tout, la vie démocratique repose sur l’activité des partis politiques, c’est la raison pour laquelle les textes régissant la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (Haac) doivent lui permettre d’imposer aux médias aussi bien privés qu’étatiques des temps de parole et des pages équitablement répartis, même en dehors des périodes électorales.
Par exemple en France, la loi impose à l’autorité de régulation des médias de communiquer chaque mois aux présidents des deux assemblées et aux responsables des partis politiques représentés au Parlement le relevé des temps d’intervention des personnalités politiques dans les médias (journaux et bulletins d’information, magazines d’information, émissions radio et télé et autres). La Haac doit servir de catalyseur du pluralisme politique, les acteurs politiques les fers de lance, et les médias les véhicules de ce pluralisme. Pour jouer sa partition, la Haac a le plus grand besoin d’indépendance, elle doit porter, pour lire les écarts des journalistes, des lunettes du Code de la presse et de la communication et porter des gants du Code de déontologie des journalistes et de la Loi organique. Fermons cette parenthèse.
Pour réaffirmer que la législation togolaise garantit juridiquement le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion, mais dans la pratique, la reconnaissance et le respect des différences, l’équilibre des rapports de force reste encore de loin un idéal à atteindre. Le champ politique est conflictuel, il doit l’être en permanence, (il ne peut en être autrement) c’est pourquoi tous les partis politiques, particulièrement celui au pouvoir, doivent accepter la persistance de tensions et de conflits sans chercher à régler des comptes aux adversaires ou aux ‘’présumés ennemis ‘’.
L’Etat de droit doit être ni trop fort, ni trop faible. La tolérance légendaire affichée par Faure Gnassingbé face aux attaques hyper virulentes, parfois humiliantes venant soit de la presse soit des réseaux sociaux semble peu contagieuse, tant certains de ses proches, certains militants de son parti Unir, paraissent inflexibles, intolérables, à la limite extrémistes.
La paix est la fin ultime du politique, cela implique la liberté, si l’homme n’est pas libre, il n’est pas en paix, or la liberté humaine, valeur suprême, implique la capacité des contraires. L’homme a un libre arbitre incontestable, il a le droit de dire oui, ou non. Pour son oui ou pour son non, il ne doit pas passer à la guillotine, on ne doit pas lui arracher son pain. La démocratie est l’affirmation du pluralisme par le gouvernement de la multitude. Faure Gnassingbé est le président de la diversité togolaise, il n’est pas la propriété du parti Unir et ne doit pas être pris en otage par sa famille politique.
Quand l’action du chef de l’Etat est critiquée, la critique s’adresse au chef de l’Etat togolais, et non au président du parti Unir. Et par conséquent, les militants et sympathisants du parti Unir doivent savoir raison gardée, le président de leur parti est le président de tous les Togolais. Tout le monde est coupable, disions-nous, pour tenter de situer les responsabilités.
On ne peut pas asseoir une véritable démocratie si les acteurs politiques et les citoyens ne vont pas à l’école de la démocratie et ne se laissent pas dominer par l’esprit démocratique. Acceptons-nous les différences ? Le militant Unir est-il un frère qui a choisi Unir au nom de la liberté démocratique, ou un chien à écraser ? Le militant de l’ANC est-il un frère qui a choisi ANC au nom du pluralisme politique ou est-il un ennemi qui en veut au parti Unir et au développement du Togo ? Le partisan de la DMK, le militant du Parti national panafricain, le militant de l’Union de forces du changement, ou du Nouvel engagement togolais sont-ils acceptés librement sans préjugés malgré leurs appartenances politiques ? Peuvent-ils lever la voix et poser des actes, participer à une réunion, à une manifestation de leurs partis par exemple sans représailles, sans être criblés d’injures, couverts d’infamie et taxés de noms d’oiseaux ? Les journalistes ont-ils la latitude de choisir et de défendre des lignes éditoriales qui leur conviennent sans qu’ils soient jugés antipatriotes ou d’ennemis d’une certaine lutte ?
Si, inspirés par les principes démocratiques, nous sommes capables de nous poser ces questions et de formuler des réponses justes, fondées sur la tolérance et l’acceptation de l’autre quel que soit son bord politique, nous attisons vigoureusement les braises de la démocratie, nous faisons le choix de la paix, du vivre ensemble, nous devenons par conséquent des acteurs du développement du Togo. Autrement, la démocratie, le pluralisme politique seraient encore de fausses réalités, pire, des dangers pour notre communauté.
Ne le perdons pas de vue, la démocratie reste un paradigme importé, son assimilation reste durement confrontée à nos différentes cultures. Allons-y doucement. Le militantisme politique doit être ‘’dézélé’’. Faisons du pluralisme le socle de l’unité nationale, et rêvons grand pour le Togo, notre Togo.
Lire aussi : Affaire Bolloré : le gouvernement togolais se garde de commenter une procédure en cours